T’SAÏS

T’saïs sortit du bois à cheval. Elle arrêta sa monture à l’orée, comme indécise, et contempla la chatoyante prairie pastel descendant vers la rivière… Elle serra les genoux et le cheval repartit.

T’saïs était profondément plongée dans ses pensées, et au-dessus d’elle le ciel ondulait comme une immense étendue d’eau sous le vent, où des ombres couraient d’un horizon à l’autre. La lumière réfractée inondait le paysage de mille couleurs et ainsi, à mesure qu’elle chevauchait, T’saïs était baignée d’un rayon vert, puis d’aigue-marine, de topaze et de rubis, et tout changeait subtilement selon les teintes.

T’saïs ferma les yeux aux lumières mouvantes. Elles lui écorchaient les nerfs, brouillaient sa vue. Le rouge fulgurait, le vert grinçait, les bleus et les violets suggéraient des mystères dépassant l’entendement. C’était comme si l’univers entier avait été expressément créé pour la choquer, pour provoquer sa fureur… Un papillon aux ailes ornées comme un tapis aux motifs précieux voleta près d’elle, et elle s’apprêta à l’abattre de sa rapière. Elle se retint au prix d’un terrible effort, car T’saïs était une nature passionnée qui ne connaissait guère la retenue. Elle baissa les yeux sur les fleurs aux pieds du cheval, marguerites pâles, jacinthes, roses de Judée, soucis orangés. Jamais plus elle ne les piétinerait, ne les déracinerait. On lui avait soufflé que la faille n’était pas dans l’univers mais en elle-même. Ravalant sa profonde haine envers le papillon et les fleurs et les lumières changeantes du ciel, elle traversa la prairie.

Une rangée de grands arbres sombres se dressa devant elle et, au delà, elle aperçut des roseaux et le scintillement de l’eau, changeant selon les couleurs du ciel. Elle tourna et suivit la berge de la rivière vers la longue maison basse.

Mettant pied à terre, elle marcha lentement vers la porte de bois noir, portant l’image d’une figure sardonique. Elle tira sur la langue du visage et à l’intérieur une cloche tinta.

Personne ne répondit.

— Pandelume ! cria-t-elle.

Bientôt elle perçut une réponse étouffée :

— Entre.

Elle poussa la porte et pénétra dans une salle au plafond haut, nue à l’exception de la banquette capitonnée, de la sombre tapisserie.

— Que désires-tu ?

La voix, chaude et d’une indicible mélancolie, filtrait à travers le mur.

— Pandelume, j’ai appris aujourd’hui que c’est mal de tuer et, de plus, que mes propres yeux me trompent, et qu’il y a de la beauté là où je ne vois que lumières crues et formes maléfiques.

Pendant un moment, Pandelume garda le silence ; puis la voix étouffée se fit entendre, répondant à la soif de connaissance implicite.

— C’est vrai, pour une grande part. Les créatures vivantes, si elles ne possèdent rien d’autre, ont le droit à la vie. C’est leur unique bien vraiment précieux, et le vol de cette vie est un crime odieux… Quant au reste, la faute n’est pas en toi. La beauté est partout répandue aux yeux de tous, sauf aux tiens. De cela, je suis chagriné, car je t’ai créée. J’ai construit ta cellule première ; j’ai insufflé la vie dans ton corps et ton cerveau. Et malgré mon habileté j’ai commis une erreur, si bien que lorsque tu es sortie de la cuve j’ai découvert que j’avais modelé une faille dans ton cerveau que tu voyais de la laideur dans la beauté, du mal dans le bien. La véritable laideur, le mal réel, tu ne les as jamais vus, car en Embelyon il n’y a rien de mauvais ni d’horrible… Si tu avais le malheur de les rencontrer, je craindrais pour ta raison.

— Ne peux-tu pas me changer ? cria T’saïs. Tu es un magicien. Dois-je vivre ma vie entière en restant aveugle à la joie ?

L’ombre d’un soupir pénétra le mur.

— Je suis un magicien, certes, qui connaît tous les enchantements jamais élaborés, le pouvoir des runes, des incantations, des desseins, des exorcismes, des talismans. Je suis Maître Mathématicien, le premier depuis Phandaal, et cependant je ne puis rien faire pour ton cerveau sans détruire ton intelligence, ta personnalité, ton âme… car je ne suis pas un dieu. Un dieu peut créer des choses par sa volonté ; je ne puis compter que sur la magie, les sortilèges qui font vibrer l’espace et le déforment.

L’espoir mourut dans les yeux de T’saïs.

— Je désire aller sur Terre, dit-elle enfin. Le ciel de la Terre est d’un bleu constant, et un soleil rouge plane à l’horizon. Je suis lasse d’Embelyon où il n’y a d’autre voix que la tienne.

— La Terre, murmura Pandelume. Un lieu crépusculaire, plus vieux que toute connaissance. Jadis c’était un vaste monde de montagnes embrumées et de rivières étincelantes, et le soleil une boule blanche flamboyante. Des millénaires de pluie et de vent ont battu et émoussé le granit, et le soleil est faible et rouge. Les continents se sont engloutis, d’autres ont émergé. Un million de cités ont érigé des tours, sont tombées en poussière. À la place des anciens peuples vivent quelques milliers d’âmes singulières. Il y a du mal sur Terre, du mal distillé par le temps… La Terre se meurt et vit son crépuscule…

— Cependant, hasarda T’saïs, j’ai entendu dire que la Terre était un lieu de beauté, et je veux connaître la beauté, quitte à en mourir.

— Comment reconnaîtras-tu la beauté quand tu la verras ?

— Tous les êtres humains connaissent la beauté… Ne suis-je pas humaine ?

— Naturellement.

— Alors je trouverai la beauté et peut-être même…

T’saïs buta sur le dernier mot, si étranger à son esprit, et cependant si lourd d’implications troublantes.

Pandelume resta silencieux. Puis :

— Tu iras si tel est ton désir. Je t’aiderai de mon mieux, je te donnerai des runes pour te protéger de la magie ; j’insufflerai la vie à ton épée ; et je te donnerai un conseil, celui-ci : prends garde aux hommes, car les hommes pillent la beauté pour assouvir leur désir. N’accorde d’intimité à personne… Je te donnerai un sac de joyaux, qui sont des richesses sur la Terre. Avec eux, tu pourras accomplir beaucoup de choses. Cependant, encore une fois, ne les montre nulle part, car certains hommes tuent pour une pièce de cuivre.

Un lourd silence tomba, une présence disparut de l’atmosphère.

— Pandelume ! appela tout bas T’saïs.

Elle ne reçut pas de réponse.

Au bout d’un moment Pandelume revint, et le sentiment de sa présence se fit de nouveau sentir.

— Dans un instant, dit-il, tu pourras entrer dans la salle.

T’saïs attendit ; puis, comme elle en avait été priée, elle entra dans la pièce voisine.

— Sur le banc à ta gauche, dit la voix de Pandelume, tu trouveras une amulette et un petit sac de pierres précieuses. Mets l’amulette à ton poignet ; elle renverra la magie maléfique contre celui qui prononce l’enchantement. C’est une rune extrêmement puissante ; garde-la bien.

T’saïs obéit, puis elle attacha les joyaux dans sa ceinture.

— Pose ton épée sur le banc, va te placer sur la rune gravée sur le sol et ferme bien les yeux. Je dois entrer dans la pièce. Je t’en conjure, ne cherche pas à me voir, les conséquences seraient terribles.

T’saïs se dépouilla de son épée, alla se placer sur la rune, ferma les yeux. Elle entendit un pas lent, un tintement de métal, puis un long cri aigu, intense et sifflant, qui mourut lentement.

— Ton épée vit, annonça Pandelume. (Sa voix, si proche, parut étonnamment forte.) Elle tuera tes ennemis avec intelligence. Tends la main et prends-la.

T’saïs remit au fourreau sa fine rapière, à présent tiède et vibrante.

— Où iras-tu sur Terre ? demanda Pandelume. Vers le pays des hommes, ou dans les vastes étendues sauvages, en ruines ?

— En Ascolais, répondit T’saïs, car celle qui lui avait parlé de la beauté avait mentionné cette terre.

— À ton aise. Maintenant écoute ! Si jamais tu cherches à revenir en Embelyon…

— Non, dit T’saïs. J’aimerais mieux mourir.

— À ton aise, répéta Pandelume… Maintenant je vais te toucher. Tu auras un bref vertige, et puis tu ouvriras les yeux sur Terre. Il fait presque nuit, et des choses terribles rôdent dans les ténèbres. Alors dépêche-toi de chercher un abri.

Le cœur battant follement, T’saïs sentit l’attouchement de Pandelume. Il y eut un flottement dans son cerveau, un envol rapide, inconcevable… Il y avait sous ses pieds une terre inconnue, un air étrange caressait son visage, une odeur plus vive. Elle ouvrit les yeux.

Le paysage était neuf, singulier, sous un ciel bleu sombre, baigné d’un antique soleil. Elle se trouvait dans une prairie entourée de grands arbres sinistres. Ces arbres ne ressemblaient pas aux calmes géants d’Embelyon ; ils étaient denses et sombres, et leur ombre énigmatique. Rien en vue, rien de la Terre n’était dur ni brut ; tout avait été travaillé, lissé, érodé, flétri. La lumière du soleil, bien que diffuse, était riche et conférait aux moindres détails du paysage, les rochers, les arbres, l’herbe et les fleurs paisibles, un sentiment de science et d’anciens souvenirs.

À cent pas se dressaient les ruines moussues d’un antique château. Les pierres étaient noircies par les lichens, par la fumée, l’âge ; l’herbe poussait drue parmi les décombres et tout l’ensemble formait un étrange tableau dans la lueur du couchant.

T’saïs s’en approcha lentement. Quelques murs restaient debout, les pierres sèches aux angles arrondis tenant encore alors que le mortier s’était depuis longtemps effrité. Elle tourna autour d’une immense effigie croulante, fendillée, presque entièrement enfouie ; avec perplexité, elle contempla les caractères gravés à sa base. Les yeux écarquillés, elle regarda ce qui restait du visage, des yeux cruels, une bouche méprisante, un nez cassé. T’saïs frissonna. Il n’y avait rien pour elle en ce lieu ; elle se retourna pour partir.

Un rire aigu, joyeux, retentit dans la clairière. T’saïs, docile aux avertissements de Pandelume, attendit dans une sombre alcôve. Elle perçut du mouvement entre les arbres ; un homme et une femme apparurent en chancelant dans les derniers feux du couchant ; puis vint un jeune homme au pas léger, qui chantait et sifflait. Il portait une fine épée, avec laquelle il éperonnait les deux autres, qui étaient ligotés.

Ils s’arrêtèrent devant les ruines, tout près de T’saïs, et elle put voir leurs visages. L’homme aux liens était un malheureux, émacié, avec une barbe rouge en désordre et des yeux affolés et désespérés, la femme petite et potelée. Leur ravisseur était Liane le voyageur. Ses cheveux châtains ondulaient légèrement, ses traits mobiles ne manquaient pas de charme. Il avait des yeux noisette dorés, grands et beaux, toujours en mouvement. Il portait des souliers de cuir rouge à la pointe retroussée, un costume rouge et vert, une cape verte et un chapeau à longue visière orné d’une plume rouge.

T’saïs observait sans comprendre. Les trois êtres étaient pour elle également vils, au sang poisseux, de pulpe rouge, d’ordure interne. Liane semblait un peu moins ignoble… c’était le plus agile, le plus élégant. Et T’saïs regarda avec un peu d’intérêt.

Adroitement, Liane lança une corde autour des chevilles de l’homme et de la femme et les poussa si bien qu’ils tombèrent sur les cailloux. L’homme gémit, la femme se mit à pleurer.

Liane courut vers les ruines. À moins de vingt pas de T’saïs, il fit glisser de côté une des antiques dalles, trouva dessous du petit bois et des silex et alluma un feu. De sa sacoche il tira de la viande qu’il rôtit et mangea délicatement, en se suçant les doigts.

Aucune parole n’avait encore été prononcée. Enfin Liane se leva, s’étira et tourna les yeux vers le ciel. Le soleil plongeait derrière les grands arbres sombres et déjà des ombres bleues envahissaient la clairière.

— Au travail, s’écria Liane d’une voix claire et haute comme les accents d’une flûte. D’abord, je dois assurer que nos révélations seront marquées au coin de la vérité.

Il plongea dans sa cachette sous les dalles et en ramena quatre pieux solides. Il en plaça un en travers des cuisses de l’homme, un second entre elles qu’il fit glisser sous le dos, de manière qu’une légère pression lui permette d’écraser les cuisses et de faire remonter le pieu contre le creux des reins. Il essaya son appareil et rit quand l’homme poussa un cri de douleur. Il équipa la femme du même dispositif.

T’saïs observait avec perplexité. De toute évidence, le jeune homme s’apprêtait à infliger de la souffrance à ses captifs. Était-ce une coutume de la Terre ? Mais comment pouvait-elle en juger, elle qui ignorait tout du bien et du mal ?

— Liane ! Liane ! cria l’homme. Épargne ma femme ! Elle ne sait rien ! Épargne-la, et je te donnerai tout ce que je possède, je te servirai ma vie entière !

— Ha ! s’exclama Liane en riant, et la plume de son chapeau frissonna. Merci, merci pour ton offre, mais Liane n’a que faire de fagots de bois, de navets. Liane aime la soie et l’or, l’étincellement des dagues, les soupirs d’une fille dans l’amour. Alors merci, mais je cherche le frère de ta femme, et quand elle étouffera et hurlera, alors tu me diras où il se cache.

Pour T’saïs, la scène commençait à prendre une signification. Les deux captifs dissimulaient des renseignements que désirait connaître le jeune homme, donc il leur ferait du mal jusqu’à ce qu’ils lui disent tout. Un artifice habile, auquel elle n’aurait jamais songé.

— Maintenant, dit Liane, je dois m’assurer que des mensonges ne se mêlent pas adroitement à la vérité. Voyez-vous, quand on souffre sous la torture, on est trop désespéré pour inventer, pour falsifier, et l’on ne dit que la vérité.

Il arracha un tison au feu, le glissa entre les chevilles liées de l’homme et bondit aussitôt pour appliquer à la femme la même torture.

— Je ne sais rien, Liane ! gémit l’homme. Je ne sais rien… je te le jure !

Liane s’écarta, irrité. La femme s’était évanouie. Il retira le tison et le jeta au feu d’un geste rageur.

— Quel ennui ! grogna-t-il. (Cependant sa bonne humeur revint vite.) Allons, nous avons bien le temps ! Peut-être dis-tu vrai… Peut-être ta brave femme est-elle la seule à savoir.

Il s’appliqua alors à la ranimer avec des gifles et une décoction aromatique qu’il lui fit respirer. Elle ouvrit les yeux et le regarda en silence, le visage convulsé et enflé.

— Attention, reprit Liane. Nous en venons à la deuxième phase de la question. Je raisonne, je pense, je suppute. Je me dis : le mari ne sait peut-être pas où a fui celui que je cherche, peut-être la femme le sait-elle.

Elle ouvrit la bouche, elle gémit.

— C’est mon frère… je t’en prie…

— Ah ! Ainsi tu sais ! s’exclama Liane, ravi. (Il marcha de long en large devant le feu.) Tu le sais donc ! Nous recommençons l’épreuve. Suis-moi bien. Avec ce pieu, je vais transformer en bouillie les jambes de ton homme, et faire sortir de son ventre la colonne vertébrale… à moins que tu parles. Il joignit le geste à la parole.

— Ne dis rien, sanglota l’homme.

La femme jura, pleura, supplia. Enfin :

— Je vais te le dire, je vais te le dire ! Dellare est allé à Efred !

Liane cessa la torture.

— Efred, hein ? Au pays du Mur Tombant… C’est peut-être vrai, mais je n’y crois guère. Tu dois me le répéter, sous l’influence de ceci.

Sur ce, prenant un brandon dans le feu, il le plaça entre les chevilles de la femme, et recommença à torturer l’homme. Elle garda le silence.

— Parle, femme ! haleta Liane. Ce travail m’épuise.

Elle ne dit rien. Ses yeux étaient grands ouverts et regardaient fixement le ciel.

— Elle est morte ! cria son mari. Morte ! Ma femme est morte ! Ah ! Liane, démon, ordure ! Je te maudis par Thial, par Kraan…

T’saïs était troublée. La femme était morte. N’était-il pas mal de tuer ? Pandelume l’avait dit. Si la femme était bonne, comme l’avait assuré l’homme barbu, alors Liane était maléfique. Des choses de sang et d’ordure, tous, naturellement. Malgré tout, c’était horrible et vil, que de faire du mal à une créature vivante jusqu’à ce qu’elle meure.

Ignorant tout de la peur, elle sortit de sa cachette et avança dans la lumière du brasier. Liane leva les yeux et fit un bond en arrière. Mais l’intruse était une fille d’une étrange beauté. Il chanta, il dansa.

— Sois la bienvenue, la bienvenue ! s’exclama-t-il. (Il contempla avec dégoût les corps gisant au sol.) Déplaisants ! Ignorons-les.

Il rejeta sa cape en arrière, contempla T’saïs de ses yeux d’or lumineux et se pavana devant elle comme un coq emplumé.

— Tu es ravissante, ma jolie, et moi, moi je suis l’homme parfait, comme tu vas le voir.

T’saïs porta la main à son épée, et elle jaillit d’elle-même du fourreau. Liane recula prestement, alarmé par la lame et aussi par l’éclat des yeux fulgurants, par le feu couvant dans le cerveau déformé.

— Que signifie ? Allons, voyons, bredouilla-t-il. Range ton acier. Il est dur et pointu. Rengaine ça. Je suis un homme bon, mais je ne supporte pas d’être irrité.

T’saïs se pencha sur les deux captifs. L’homme leva vers elle un regard fiévreux. La femme regardait fixement le ciel de ses yeux vitreux.

Liane fit un bond, dans l’espoir de s’emparer d’elle alors qu’elle détournait son attention. La rapière se dressa d’elle-même, se pointa et perça le corps agile.

Liane le voyageur tomba à genoux en toussant et crachant du sang. T’saïs dégagea la lame et l’essuya sur la cape verte, puis la remit difficilement au fourreau. L’épée voulait frapper, percer, tuer.

Liane gisait sans connaissance. T’saïs se détourna, écœurée. Une faible voix lui parvint :

— Délivre-moi…

T’saïs hésita, puis trancha les liens. L’homme se traîna vers sa femme, la caressa, lui arracha ses cordes, l’appela par son nom. Elle ne répondit pas. Il se redressa comme un fou et hurla dans la nuit. Soulevant dans ses bras le corps inerte, il chancela dans les ténèbres en trébuchant, en tombant, en jurant…

T’saïs frissonna. Elle détourna les yeux vers la noire forêt que n’atteignait pas la lueur du brasier. Lentement, en regardant souvent en arrière, elle quitta les ruines écroulées, la prairie. Le corps ensanglanté de Liane demeura auprès du feu mourant.

La lueur des flammes pâlit, se perdit dans l’obscurité. T’saïs chercha son chemin à tâtons entre les énormes troncs et les ténèbres étaient encore assombries par la faille de son cerveau. Il n’y avait jamais eu de nuit en Embelyon, uniquement un crépuscule opalescent. Elle continua de suivre les sentiers murmurants de la forêt, inquiète, peureuse, sans se douter des choses qu’elle aurait pu y rencontrer, les Deodand, les pelgranes, les erbs errants (créatures hybrides d’homme, de bête et de démon), les gids qui faisaient des bonds de dix mètres et se collaient à leurs victimes.

Sans être attaquée, T’saïs avança et atteignit bientôt l’orée de la forêt. Le terrain s’éleva, les arbres s’éclaircirent, et elle déboucha dans une étendue sombre, infinie. C’était la Lande de Modavna, un lieu historique, une terre qui avait connu le piétinement de pieds nombreux et absorbé beaucoup de sang. Lors d’un célèbre massacre, Golickan Kodek le Conquérant avait rassemblé là, en troupeau, la population de deux grandes villes, G’Vasan et Bautiku, en avait formé un cercle d’une lieue de large, et les avait resserrés, tassés peu à peu, poussés vers le centre avec sa cavalerie sous-humaine, jusqu’à ce qu’enfin il ait construit un gigantesque tumulus grouillant, haut de cent cinquante mètres, une pyramide de chair hurlante. On raconte que Golickan Kodek contempla son monument pendant dix minutes, après quoi il repartit sur son cheval bondissant vers le pays de Laideneur d’où il était venu.

Les fantômes des anciennes populations s’étaient dissipés et la Lande de Modavna était moins étouffante que la forêt. Des buissons la parsemaient comme des taches. À l’horizon, une rangée d’escarpements déchiquetés se dressaient à contre-jour dans les dernières lueurs violettes du couchant. T’saïs s’avança, foulant la terre, soulagée de voir le vaste ciel au-dessus d’elle. Quelques minutes plus tard, elle atteignit une route pavée de dalles de pierre brisées et fissurées, bordée d’un fossé où croissaient de lumineuses fleurs en forme d’étoiles. Le vent soupirant sur la lande mouilla sa figure de brume. Elle suivit la route d’un pas lourd. Aucun abri n’était en vue, et le vent froid faisait voler sa mante.

Un piétinement, un chaos de silhouettes et T’saïs dut se débattre contre des mains avides. Elle chercha à dégainer, mais ses bras étaient prisonniers.

Quelqu’un battit le briquet, alluma une torche pour examiner sa prise. T’saïs vit trois scélérats de la lande, barbus et balafrés ; ils portaient des guenilles grises, tachées et souillées de boue et d’ordure.

— Mais c’est une jolie luronne ! s’écria l’un d’eux d’une voix concupiscente.

— Je vais la fouiller pour sa bourse, dit un autre.

Il fit glisser ses mains sur tout le corps de T’saïs avec une familiarité odieuse. Il trouva le sac de pierreries et le retourna dans sa main, faisant ruisseler un feu aux mille couleurs.

— Regardez ça ! Une fortune de prince !

— Ou de sorcier ! bougonna le troisième.

Et, pris d’une crainte soudaine, ils relâchèrent leur étreinte. Mais T’saïs ne put cependant saisir sa rapière.

— Qui es-tu, femme de la nuit ? demanda un des hommes avec un certain respect. Une sorcière, pour posséder de tels joyaux, et traverser seule la Lande de Modavna ?

T’saïs n’avait ni assez d’esprit ni d’expérience pour improviser un mensonge.

— Je ne suis pas une sorcière ! Lâchez-moi, bêtes puantes !

— Pas une sorcière ? Alors quelle espèce de fille es-tu ? D’où viens-tu ?

— Je suis T’saïs, d’Embelyon, répondit-elle avec rage. Pandelume m’a créée, et je cherche l’amour et la beauté sur Terre. Maintenant lâchez-moi, ôtez vos mains et laissez-moi aller mon chemin !

Le premier fripon se mit à rire.

— Ha, ha ! Elle cherche l’amour et la beauté ! Tu as trouvé en partie, fille, car si nous ne sommes pas des beautés, certes, vu que Tagman est couvert de croûtes et que Laard n’a plus de dents ni d’oreilles, ce n’est pas l’amour qui nous fait défaut, pas vrai, mes gaillards ? Nous allons te témoigner autant d’amour que tu désires ! Pas vrai, les gars ?

Et malgré ses hurlements d’horreur, ils traînèrent T’saïs sur la lande vers une cabane de pierre.

Ils entrèrent, et l’un deux alluma un grand feu ronflant, tandis que les deux autres dépouillaient T’saïs de son épée qu’ils jetaient dans un coin. Ils fermèrent la porte avec une grande clef de fer, et relâchèrent la malheureuse. Elle bondit sur son épée, mais un coup de poing la jeta sur le sol.

— Ça te fera tenir tranquille, bougresse ! haleta Tagman, et ils reprirent leurs sarcasmes.

— Nous ne sommes pas beaux à voir, mais pour l’amour tu vas être servie !

T’saïs se tapit dans un coin.

— Je ne sais ce qu’est l’amour, mais je ne veux pas du vôtre !

— Est-ce possible ! s’écrièrent-ils. Tu es encore innocente ?

Et T’saïs écouta avec horreur leur description détaillée et répugnante de l’amour tel qu’ils le concevaient.

Frénétiquement, elle bondit de son coin, en ruant, en frappant du poing les hommes de la lande. Et quand elle eut été rejetée contre le mur, meurtrie et à demi-morte, ils apportèrent un tonneau d’hydromel, pour se fortifier en vue de leur plaisir.

Puis ils tirèrent au sort le premier à profiter de la fille. Sur quoi une dispute éclata, les deux perdants jurant que le gagnant avait triché. Des mots furieux furent échangés et, sous les yeux de T’saïs, éperdue d’une horreur dépassant l’entendement d’un esprit normal, ils se battirent comme des taureaux en rut, à grands coups violents, en proférant d’épouvantables jurons. T’saïs se traîna vers sa rapière, et dès que sa lame sentit sa main elle s’éleva dans les airs comme un oiseau. D’elle-même elle se lança dans la bataille, entraînant T’saïs. Les trois larrons hurlèrent, l’acier étincela, plus rapide que l’œil. Des cris, des gémissements, et les trois individus ne furent bientôt plus que des cadavres ensanglantés. T’saïs trouva la clef, ouvrit la porte et s’enfuit follement dans la nuit.

Elle courut sur la sombre lande venteuse, traversa la route, tomba dans le fossé, se dégagea de la boue et tomba à genoux… C’était donc ça, la Terre ! Elle se rappela Embelyon, où les choses les plus maléfiques étaient les fleurs et les papillons. Elle se souvint qu’ils avaient inspiré sa haine…

Embelyon était perdu, abandonné. Et T’saïs pleura.

Un bruissement sur la bruyère l’arracha à ses pensées. Atterrée, elle releva la tête, écouta. Quel nouveau choc pour son esprit ? Encore une fois des sons sinistres, comme des pas furtifs. Terrifiée, elle fouilla des yeux les ténèbres.

Une silhouette noire apparut, se glissant le long du fossé. À la lueur des lucioles, elle vit un Deodand, surgi de la forêt, un homme-créature, imberbe, à la peau noire comme du charbon, avec un beau visage gâché et rendu démoniaque par deux crocs luisants, longs et pointus, dépassant des lèvres. L’être était vêtu d’un harnais de cuir, et ses longs yeux en amande contemplaient T’saïs avec gourmandise. Il bondit sur elle en poussant un cri triomphant.

T’saïs l’évita, tomba, se releva fébrilement et, en gémissant, elle s’élança sur la lande, insensible aux égratignures des chardons. Le Deodand bondissait derrière elle en émettant d’étranges cris plaintifs.

Sur la lande, la bruyère, l’herbe rase et les sombres solitudes, la folle poursuite continua, la fille fuyant, avec des yeux vides, droit devant elle, tandis que derrière elle son assaillant ne cessait de gémir et de crier.

Une forme sombre, une lumière… un cottage. T’saïs, respirant par sanglots, se jeta sur le seuil. Miséricordieusement, la porte céda. Elle tomba à l’intérieur, claqua la porte, laissa tomber la barre de fer. Le poids du Deodand fit trembler le battant.

La porte était solide, les fenêtres petites et garnies de barreaux. Elle était en sécurité. Elle se laissa tomber à genoux, hors d’haleine et perdit connaissance…

L’homme qui vivait dans la petite maison se leva de son siège profond près du feu ; il était grand, large d’épaules et se déplaçait avec une singulière lenteur. Peut-être était-il jeune mais nul ne pouvait le savoir car son visage et sa tête disparaissaient sous un capuchon noir. Par les trous de cette cagoule brillaient deux yeux d’un bleu vif.

L’homme vint se pencher sur T’saïs, étendue comme une poupée sur le sol de brique rouge. Il se baissa, la souleva et la porta sur une large banquette capitonnée, devant le feu. Il lui ôta ses sandales, sa rapière frémissante, sa mante trempée. Apportant des onguents il en appliqua sur les égratignures et les ecchymoses. Il enveloppa T’saïs dans une moelleuse couverture de flanelle, glissa un oreiller sous sa tête et, certain qu’elle était à l’aise, il alla se rasseoir près du feu.

Dehors le Deodand s’attardait, et observait entre les barreaux. Il finit par frapper à la porte.

— Qui va là ? cria l’homme en cagoule noire, en tournant la tête.

— Je désire celle qui est entrée. J’ai faim de sa chair, répondit la voix douce du Deodand.

— Va-t’en, répliqua durement l’homme, avant que je prononce un sortilège qui te brûlera. Ne reviens jamais !

— Je m’en vais, murmura le Deodand, effrayé par la menace de magie.

L’homme se retourna et contempla fixement le feu.

 

T’saïs sentit couler dans sa bouche un liquide chaud et fort et ouvrit les yeux. Un homme très grand était à genoux à ses côtés, la tête couverte d’une cagoule noire. Un de ses bras la soutenait sous les épaules, son autre main portait à sa bouche une cuiller d’argent.

T’saïs eut un mouvement de recul.

— Calme-toi, dit l’homme. Rien ne te fera de mal.

Lentement, avec incertitude, elle se détendit. Le soleil rouge inondait la pièce, et il faisait chaud dans le cottage. Les murs étaient tapissés de bois blond, avec une frise peinte de rouge, de bleu et de brun tout autour du plafond. L’homme alla chercher un bol de soupe près du feu, prit du pain dans une armoire et les plaça devant elle. Après un instant d’hésitation, T’saïs mangea.

Elle retrouva soudain la mémoire et frémit, en regardant autour d’elle d’un air affolé. L’homme remarqua ses traits crispés. Il se pencha et posa une main sur son front. T’saïs se figea.

— Tu ne risques rien ici, dit-il. Ne crains rien.

Une torpeur s’empara de T’saïs. Ses paupières s’alourdirent. Elle s’endormit.

Quand elle se réveilla, la maison était déserte, et le soleil rouge sombre filtrait par la fenêtre opposée. Elle s’étira, croisa les mains sous sa tête et réfléchit. Cet homme en cagoule noire, qui était-il ? Était-il mauvais ? Tout ce qu’elle avait vu de la Terre dépassait l’entendement. Cependant, il n’avait pas cherché à lui faire de mal… Elle aperçut ses vêtements par terre. Se levant de sa couche, elle s’habilla, puis alla ouvrir la porte. Devant elle s’étendait la lande, à perte de vue jusqu’à l’horizon. Sur sa gauche se dressaient de grands rochers escarpés, rouges dans l’ombre noire. Sur sa droite, c’était l’orée de la sombre forêt.

Est-ce beau ? se demanda-t-elle. Son cerveau déformé voyait de la morne tristesse sur la lande, de la dureté dans les rochers et dans la forêt… de la terreur.

Était-ce de la beauté ? Elle s’interrogea, regarda de tous côtés en clignant des yeux. Elle entendit des pas, sursauta peureusement, s’attendant à tout. C’était l’homme à la cagoule noire, et T’saïs s’accota contre la porte.

Elle le regarda approcher, grand et fort, le pas lent. Pourquoi portait-il cette cagoule ? Avait-il honte de sa figure ? Elle comprenait un peu cela, car elle trouvait la figure humaine repoussante, avec ces yeux humides, ces ouvertures moites et déplaisantes, ces excroissances spongieuses. Il s’arrêta devant elle.

— As-tu faim ?

— Oui.

— Eh bien, nous allons manger.

Il entra, ranima le feu et embrocha de la viande. T’saïs se tenait à l’écart, hésitante. Elle s’était toujours servie elle-même. Elle se sentait mal à l’aise ; la coopération était un concept qu’elle n’avait encore jamais affronté.

Bientôt l’homme se redressa, et ils s’assirent tous les deux à la table.

— Parle-moi de toi, dit-il au bout de quelques instants.

Alors T’saïs, qui n’avait jamais appris à dire autre chose que la vérité, raconta son histoire ainsi :

— Je suis T’saïs. Je suis venue d’Embelyon, où le magicien Pandelume m’a créée.

— Embelyon ? Où est Embelyon ? Et qui est Pandelume ?

— Où est Embelyon ? répéta-t-elle, perplexe. Je ne sais pas. C’est un endroit qui n’est pas sur Terre. Ce n’est pas très grand, et des lumières de multiples couleurs tombent du ciel. Pandelume habite en Embelyon. Il est le plus grand sorcier vivant, à ce qu’il me dit.

— Ah… Je crois comprendre…

— Pandelume m’a créée, mais il y avait une faille dans le schéma, murmura-t-elle en contemplant le feu. Je vois le monde comme un sombre lieu d’horreur, tout me paraît dur, toutes les créatures vivantes viles, à divers degrés, des choses visqueuses emplies d’ordure. Pendant la première partie de ma vie, je ne songeais qu’à piétiner, écraser, détruire. Je ne connaissais que la haine. Et puis j’ai rencontré ma sœur T’saïn, qui est comme moi mais sans la faille. Elle m’a parlé de l’amour, de la beauté et du bonheur, et je suis venue sur Terre à leur recherche.

Les yeux bleus l’examinaient gravement.

— Les as-tu trouvés ?

— Jusqu’ici, répondit T’saïs d’une voix lointaine, je n’ai trouvé qu’une horreur que je n’avais jamais connue même dans mes cauchemars.

Lentement, elle lui raconta ses aventures.

— Pauvre créature, murmura-t-il, et il se remit à l’examiner.

— Je crois que je vais me tuer, reprit T’saïs de la même voix lointaine. Car ce que je veux est perdu.

Et l’homme, qui l’observait, vit la peau cuivrée par le soleil rouge du soir, remarqua les longs cheveux noirs, les beaux yeux songeurs. Il frémit à la pensée que cette créature puisse se perdre dans la poussière des milliards d’âmes oubliées de la Terre.

— Non ! s’écria-t-il.

T’saïs le considéra avec surprise, persuadée que la vie d’une personne lui appartenait en propre, et qu’elle pouvait en disposer à son gré.

— N’as-tu rien trouvé sur Terre, demanda-t-il, que tu regretterais de quitter ?

T’saïs fronça les sourcils.

— Je ne vois rien… à moins que ce ne soit la paix de cette maison.

L’homme se mit à rire.

— Eh bien, ce sera ton foyer, pour aussi longtemps que tu le désireras, et j’essaierai de te montrer que le monde est parfois bon… encore qu’à vrai dire, je ne l’ai pas trouvé ainsi.

— Dis-moi, quel est ton nom ? Pourquoi portes-tu cette cagoule ?

— Je m’appelle Etarr, répondit-il d’une voix subtilement durcie. Etarr suffit. Je porte ce masque parce que la femme la plus méchante d’Ascolais – d’Ascolais, d’Almérie, de Kaulchique… du monde entier – a rendu mon visage tel que je n’en puis supporter la vue. (Il se détendit, avec un rire las, et ajouta :) Il n’est plus besoin d’être en colère.

— Est-elle encore en vie ?

— Oui, elle vit, et sans nul doute elle continue de faire le mal envers tous ceux qu’elle rencontre… À un certain moment, je ne savais rien de tout cela. Elle était jeune, belle, chargée de mille parfums et d’un enjouement charmant. Je vivais près de l’océan, dans une villa blanche parmi les peupliers. Au-delà de la Baie Ténébreuse, le Cap des Tristes Souvenirs s’avançait dans la mer, et quand le couchant teignait le ciel de rouge et obscurcissait les montagnes, la péninsule semblait dormir sur l’eau comme l’un des anciens dieux de la Terre… J’avais passé là toute ma vie, et j’étais aussi heureux qu’on peut l’être alors que la terre agonisante vit ses derniers moments.

« Un matin, j’ai levé les yeux de mes cartes du ciel et j’ai vu Javane passer le portail. Elle était aussi jeune et svelte que toi. Ses cheveux étaient d’un roux admirable et tombaient plus bas que ses épaules. Elle était très belle et, dans sa longue robe blanche, pure et innocente.

« Je l’aimais, et elle disait m’aimer. Et elle m’a donné un anneau de métal noir à porter. Dans mon aveuglement je l’ai glissé à mon poignet, sans reconnaître un instant la rune maléfique qu’était ce bracelet. Et des semaines de grand ravissement ont passé. Mais j’ai fini par découvrir que Javane possédait une sombre et néfaste avidité que l’amour d’un seul homme ne pouvait satisfaire. Et un soir, à minuit, je l’ai trouvée dans les bras d’un noir démon nu, et ce spectacle m’a rendu fou.

« J’ai reculé, atterré. Je n’avais pas été vu, alors je me suis éloigné sans bruit. Dans la matinée, elle est arrivée en courant sur la terrasse, souriante et heureuse comme une enfant. “Laisse-moi, lui ai-je dit. Tu es vile au-delà de toute imagination.” Elle a prononcé un mot, et la rune à mon bras m’a rendu esclave. Mon esprit m’appartenait mais mon corps était à elle, forcé de lui obéir.

« Et elle m’a fait révéler ce que j’avais vu et elle a ri et s’est moquée. Elle m’a fait subir d’ignobles dégradations, elle a invoqué des choses de Kalu, de Fauvune, de Jeldred, pour railler et souiller mon corps. Elle m’a fait assister à ses jeux avec ces choses, et quand j’ai désigné la créature qui m’écœurait le plus, par magie elle m’a donné son visage, celui qui est maintenant le mien.

— De telles femmes peuvent-elles donc exister ? s’étonna T’saïs.

— Certes, répondit-il en l’examinant gravement. Enfin une nuit que les démons me faisaient rouler sur les rochers au-delà des collines, un silex arracha la rune de mon bras. J’étais libre ; j’ai psalmodié un charme qui a envoyé les formes hurlantes s’enfuir dans le ciel et je suis retourné à la villa.

« Et j’ai rencontré Javane aux cheveux flamboyants dans le grand vestibule, les yeux clairs et innocents. J’ai dégainé mon couteau pour la frapper à la gorge mais elle a dit : “Attends ! Si tu me tues tu porteras à jamais ta figure de démon, car moi seule puis la changer.” Elle s’est enfuie en riant de la villa, et moi, incapable de supporter la vue de cette maison, je me suis retiré sur la lande. Et constamment je la cherche, pour retrouver mon visage.

— Où est-elle, maintenant ? demanda T’saïs dont les ennuis semblaient minimes à côté de ceux d’Etarr le Masqué.

— Demain soir, je sais où la trouver. C’est la nuit du Sabbat Noir, la nuit vouée au mal depuis l’aube de la Terre.

— Et tu assisteras à cette célébration ?

— Pas comme célébrant… encore qu’à vrai dire, sans ma cagoule, je serais une de ces choses qui seront là, et passerais inaperçu.

T’saïs frémit et recula contre le mur. Etarr surprit son mouvement et soupira.

Elle eut une autre idée :

— Avec tout le mal dont tu as souffert, trouves-tu encore la beauté dans le monde ?

— Certainement. Vois cette lande qui s’étend, nette et dénudée, aux merveilleuses et subtiles couleurs. Vois les rochers grandioses se dresser, comme l’épine dorsale du monde. Et toi, tu es d’une beauté qui surpasse tout.

— Qui surpasse celle de Javane ? s’étonna naïvement T’saïs.

— Assurément, répondit en riant Etarr.

L’esprit de T’saïs partit dans une autre direction.

— Et Javane, désires-tu te venger d’elle ?

— Non, répliqua Etarr en contemplant l’horizon de la lande. Qu’est-ce que la vengeance ? Je ne m’en soucie pas. Bientôt, quand le soleil s’éteindra, les hommes seront plongés dans la nuit éternelle, et tout mourra, et la Terre tournera avec son histoire, ses ruines, ses montagnes usées dans les ténèbres infinies. Pourquoi la vengeance ?

Bientôt ils quittèrent le cottage et se promenèrent sur la lande ; Etarr tentait de montrer à T’saïs la beauté du paysage, la lente rivière Scaum coulant entre des roseaux verts, les nuages passant dans le soleil diffus au-dessus des crêtes, un oiseau planant sur ses ailes étendues, la vaste étendue brumeuse de la Lande de Modavna. Et T’saïs tentait de forcer son esprit à voir cette beauté, et toujours elle échouait. Mais elle avait appris à brider la colère sauvage que le spectacle du monde avait naguère éveillée en elle. Et sa rage de tuer diminuait, ses traits se détendaient.

Ils errèrent ainsi, chacun plongé dans ses pensées. Ils contemplèrent la triste gloire du couchant, et virent les étoiles blanches s’élever lentement dans les cieux.

— Les étoiles ne sont-elles pas belles ? murmura Etarr sous son masque noir. Elles ont des noms plus anciens que l’humanité.

T’saïs, ne voyant que deuil dans le soleil couchant et trouvant que les étoiles n’étaient que de petites étincelles sans signification, ne répondit pas.

— Il n’existe sûrement pas deux êtres plus infortunés, dit-elle enfin dans un soupir.

Etarr garda le silence. Ils continuèrent de marcher sans rien dire. Soudain, il lui saisit le bras et la fit tomber dans un bouquet d’ajoncs. Trois immenses formes sombres volaient lourdement dans le crépuscule.

— Les pelgranes !

Ils passèrent très bas au-dessus d’eux, créatures semblables à des gargouilles, avec des ailes grinçant comme des gonds rouillés. T’saïs distingua le corps dur semblable à du cuir, le grand bec crochu, les yeux luisants dans la figure parcheminée. Elle se serra contre Etarr. Les pelgranes s’envolèrent dans la forêt.

— Tu as peur du visage des pelgranes, dit Etarr avec un rire dur. La physionomie que je porte ferait fuir même les pelgranes !

Le lendemain matin, il l’emmena dans les bois, et elle trouva que les arbres lui rappelaient Embelyon. Ils revinrent au cottage au début de l’après-midi, et Etarr retourna à ses livres.

— Je ne suis pas sorcier, dit-il à regret. Je ne connais que quelques simples enchantements. Cependant il m’arrive d’employer la magie, ce qui me préservera peut-être du danger, ce soir.

— Ce soir ? murmura T’saïs, car elle avait oublié.

— Ce soir c’est le Sabbat Noir, et je dois trouver Javane.

— Je voudrais t’accompagner. J’aimerais voir le Sabbat Noir, et aussi Javane.

Etarr lui assura que le spectacle et les sons l’horrifieraient et lui tortureraient l’esprit. T’saïs insista, et finalement Etarr céda et lui permit de le suivre quand, deux heures après le coucher du soleil, il partit en direction des rochers escarpés.

Sur la lande, sur les contrepoints rocheux, Etarr trouva son chemin dans la nuit, T’saïs le suivait comme une ombre légère. Un grand escarpement leur barra le passage. Ils se glissèrent dans une noire fissure, gravirent un escalier de pierre taillé en un temps immémorial, et ressortirent au sommet de la falaise avec, comme une mer noire, la Lande de Modavna à leurs pieds.

Etarr fit signe à T’saïs d’être prudente. Ils s’insinuèrent entre deux immenses rochers ; dissimulés dans l’ombre, ils contemplèrent le congrès, au-dessous d’eux.

Ils dominaient un amphithéâtre illuminé par deux brasiers flamboyants. Au centre se dressait une tribune de pierre, aussi haute qu’un homme. Autour des feux, autour de l’estrade dansaient une cinquantaine de silhouettes vêtues d’habits gris de moines, le visage caché.

T’saïs éprouva un frisson prémonitoire. Elle regarda Etarr avec crainte.

— Même là il y a de la beauté, chuchota-t-il. Étrange et grotesque, mais une vision qui enchante l’esprit.

T’saïs regarda encore, cherchant à comprendre.

De nouvelles silhouettes encapuchonnées dansaient maintenant devant les feux ; d’où elles étaient venues, T’saïs l’ignorait. Il était évident que la cérémonie commençait à peine, que les célébrations bridaient encore leurs passions. Ils bondissaient, s’entrecroisaient, et bientôt monta une litanie étouffée.

La danse devint plus fébrile, et les silhouettes en longue robe se pressèrent plus près, tout autour de la tribune. L’une d’elles y sauta soudain et se dépouilla de sa robe, une sorcière d’un certain âge au corps nu et trapu, à la large figure plate. Elle avait des yeux luisant d’extase, des traits lourds agités de mouvements stupides. La bouche ouverte, la langue tirée, les cheveux noirs raides comme des ajoncs balayant sa figure quand elle secouait la tête, elle s’abandonna à une danse lubrique dans la lueur des brasiers, en contemplant sournoisement l’assemblée. Le chant des danseurs s’enfla en un chœur immonde, et, au-dessus des têtes, des formes sombres apparurent et se posèrent avec une sûreté maléfique.

La foule commença à se dévêtir, révélant des corps de toute espèce, hommes et femmes, jeunes et vieux, des sorcières aux cheveux orangés des monts de Cobalt, des sorciers forestiers d’Ascolais, des magiciens à barbe blanche du Pays Perdu accompagnés de petits succubes. Il en était un vêtu de soie splendide, le prince Datul Omaet de Canaspara, la ville aux pylônes écroulés au-delà du golfe de Melantine. Et une autre créature couverte d’écailles, aux yeux fixes, venait du pays des hommes-lézards dans les arides collines de l’Almerie du Sud. Et ces deux filles, qui ne se séparaient jamais, étaient des Saponides, une race presque disparue des toundras du nord. Les sveltes créatures aux yeux sombres étaient des nécrophages du pays du Mur Tombant. Et la sorcière aux yeux rêveurs et aux cheveux bleus, celle-là demeurait sur le Cap des Tristes Souvenirs et attendait la nuit, sur la plage, ce qui venait de la mer.

Tandis que dansait la sorcière trapue, que volait sa crinière et tressautaient ses seins, les communiants s’exaltaient, levaient les bras, se contorsionnaient, mimaient toutes les horreurs, toutes les perversions qui leur venaient à l’esprit.

Sauf une, une silhouette paisible encore vêtue de sa robe, qui avançait lentement dans la saturnale avec une grâce merveilleuse. Elle monta sur l’estrade, laissa la robe glisser de son corps… et Javane se révéla en longue chemise blanche, diaphane et moulante, serrée à la taille, fraîche et chaste comme des embruns. Les cheveux roux lustrés cascadaient sur ses épaules en un flot mouvant et des mèches ondulées couvraient ses seins. Ses grands yeux gris avaient un regard lointain, elle entrouvrait ses lèvres de fraise et contemplait la foule. La cohorte cria, applaudit, hurla, et Javane, lentement, commença à danser.

Elle éleva les bras, les abaissa, les courba, tordit son corps sur ses longues jambes pâles… Javane dansa, la figure illuminée de la passion la plus débridée. Une forme diffuse tomba du ciel, une merveilleuse demi-créature, et il joignit son corps à celui de Javane en une fantastique étreinte. Et la foule hurla, trépigna, sauta, se roula sur le sol, chacun s’accouplant en une rapide apogée des précédentes contorsions.

Des rochers, T’saïs observait, son esprit soumis à une intensité que nul cerveau normal ne pouvait comprendre. Mais, par un étrange paradoxe, le spectacle et le bruit la fascinaient, plongeaient au-delà de la faille pour faire vibrer les sombres cordes sensibles inhérentes à l’humanité. Etarr la contempla, une flamme bleue brillant dans ses yeux, tandis qu’elle était en proie à un tumulte d’émotions contradictoires. Il se détourna vivement après avoir croisé son regard, et elle se remit à dévorer des yeux l’obscure orgie, cauchemar de drogué, chaos de chairs folles dans la lueur vacillante des brasiers. Une aura palpable s’élevait, une trame d’innombrables dépravations. Et les démons descendirent comme des oiseaux pour se joindre à la délirante bacchanale. T’saïs vit des visages immondes, innombrables, qui brûlaient son cerveau au point qu’elle eut envie de hurler ou de mourir, des visages aux yeux concupiscents, aux joues bulbeuses, des corps lunatiques, des figures noires au nez tordu, des expressions de pensées scandaleuses, des créatures visqueuses, rampantes, sautillantes, toute la lie des pays démoniaques. Et l’un d’eux avait un nez comme un ver blanc triple, une bouche qui n’était qu’une tache putride, des bajoues marbrées et un front noir saillant et déformé ; dans l’ensemble une chose d’horreur vomie de l’enfer. Sur cette figure, Etarr attira l’attention de T’saïs. Elle vit, et ses muscles se crispèrent, se nouèrent.

— Voilà, dit-il d’une voix étouffée, un visage qui est le jumeau de celui que cache cette cagoule.

Alors T’saïs, regardant ce masque noir, eut un mouvement de recul. Etarr rit amèrement… Et puis, d’un geste hésitant, elle tendit la main et lui toucha le bras.

— Etarr…

— Oui ?

— Il y a une faille dans mon cerveau. Je hais tout ce que je vois. Je ne puis maîtriser mes craintes. Néanmoins, ce qui est sous mon cerveau, mon sang, mon corps, mon esprit, tout ce qui est moi t’aime, le toi qui est sous le masque.

Etarr dévisagea le visage pâle avec une farouche intensité.

— Comment peux-tu aimer ce que tu hais ?

— Je te hais de la haine que j’ai pour le monde entier ; je t’aime d’un sentiment que rien d’autre ne peut éveiller.

Etarr se détourna.

— Nous formons un étrange couple…

Le tumulte, les accouplements gémissants de chair et de demi-chair s’apaisèrent. Un homme très grand, coiffé d’un chapeau noir pointu, apparut sur l’estrade. Il rejeta la tête en arrière, cria des sortilèges au ciel, tissa dans l’air des runes avec ses bras. Et comme il psalmodiait, une silhouette gigantesque et confuse commença à se former, immense, plus haute que les arbres les plus hauts, plus haute que le ciel. Elle se forma lentement, de brumes vertes mouvantes se pliant et se dépliant : la silhouette onduleuse d’une femme, belle, grave, altière. La forme se stabilisa, s’affermit, baignée d’une lumière verte irréelle. Elle semblait avoir des cheveux d’or, coiffés à la mode d’un lointain passé, et ses vêtements étaient ceux des Anciens.

Le magicien qui l’avait invoquée hurla, exulta, glapit de sombres défis qui s’envolèrent sur les ailes du vent au-dessus des montagnes.

— Elle vit ! s’exclama T’saïs, médusée. Elle bouge ! Qui est-elle ?

— C’est Ethodea, déesse de la miséricorde, du temps où le soleil était encore jaune, répondit Etarr.

Le magicien leva un bras, et un grand éclair de feu violet monta dans le ciel et frappa la forme verte. Le visage calme se convulsa de douleur et les démons, les sorcières et les nécrophages poussèrent des cris de joie. Le magicien leva de nouveau le bras et d’autres éclairs de feu violet jaillirent pour frapper la déesse captive. Les vivats et les hurlements de la foule entourant les brasiers étaient horribles à entendre.

Soudain l’on perçut un lointain appel de clairon, tranchant brillamment sur l’exultation. Le tumulte orgiaque se tut brusquement.

Le clairon, mélodieux, éclatant, sonna de nouveau, plus fort, lançant des accents étrangers à ce lieu. Et surgissant au-dessus des rochers comme l’écume de la mer, une compagnie d’hommes en vert chargea avec une résolution fanatique.

— Valdaran ! cria le magicien, et la silhouette verte d’Ethodea vacilla et disparut.

La panique déferla sur l’amphithéâtre. On entendit des cris rauques, des corps léthargiques se mêlèrent, un nuage s’éleva quand les démons voulurent prendre la fuite. Quelques sorciers s’avancèrent hardiment pour prononcer des charmes de feu, de dissolution, de paralysie contre l’assaut, mais la contre-magie était forte, et les envahisseurs bondirent sains et saufs dans l’enceinte en sautant par-dessus l’estrade. Leurs épées se levèrent et s’abattirent, tranchèrent, tailladèrent, frappèrent sans merci ni retenue.

— La légion verte de Valdaran le Juste, murmura Etarr. Regarde, le voilà !

Il désigna, sur la crête, une sombre silhouette vêtue de noir, qui observait la scène avec une sauvage satisfaction.

Les démons ne purent s’enfuir. Comme ils s’envolaient dans les ténèbres, d’immenses oiseaux montés par des hommes en vert plongèrent de la nuit. Et ceux-là portaient des tubes qui projetaient des faisceaux de lumière aveuglante, et les démons passant à leur portée poussaient de terribles hurlements et retombaient sur terre où ils explosaient en poussière noire.

Quelques sorciers s’étaient échappés dans les rochers pour se cacher dans l’ombre. T’saïs et Etarr entendirent à leurs pieds un souffle haletant, une escalade précipitée. Celle qu’Etarr était venu chercher se sauvait par les rochers… Javane, ses cheveux roux encadrant son jeune visage étincelant. Etarr bondit, la saisit, la fit prisonnière de ses bras musclés.

— Viens, dit-il à T’saïs.

Portant la femme qui se débattait, il partit dans l’ombre.

Ils descendirent et finalement, quand ils arrivèrent sur la lande, le tumulte se tut dans le lointain. Etarr déposa la femme, ôta sa main de sa bouche. Elle put alors voir celui qui l’avait capturée. La flamme s’éteignit dans ses yeux, et elle sourit légèrement. Avec les doigts, elle coiffa ses longs cheveux emmêlés, disposa les boucles sur ses épaules en observant Etarr. T’saïs s’approcha, et Javane la toisa lentement.

— Ainsi, dit-elle en riant, tu m’as été infidèle ; tu as trouvé une nouvelle amante.

— Elle ne te concerne pas, répliqua Etarr.

— Renvoie-la, et je t’aimerai de nouveau. Souviens-toi de notre premier baiser sous les peupliers, sur la terrasse de ta villa.

Etarr rit à son tour, amèrement.

— Il n’y a qu’une chose que j’exige de toi. Mon visage.

Javane le railla.

— Ton visage ? Que reproches-tu à celui que tu as ? Tu ferais mieux de t’y habituer car ton ancienne figure est perdue.

— Perdue ? Comment cela ?

— Celui qui la portait a été détruit cette nuit par la Légion verte. Que Kraan plonge ses cerveaux vivants dans l’acide !

Etarr tourna ses yeux bleus vers les rochers.

— Maintenant ta physionomie n’est plus que poussière, poussière noire, murmura Javane.

Etarr, fou de rage, fit un pas et frappa le doux visage impudent. Mais Javane recula vivement.

— Doucement, Etarr, de crainte que par magie je te frappe aussi. Tu risques de boiter, de sautiller désormais avec un corps assorti à ta figure. Et ta belle enfant aux cheveux de nuit sera un jouet pour les démons.

Etarr se maîtrisa mais ses yeux fulguraient.

— Moi aussi j’ai de la magie et, même sans elle, je pourrais te réduire au silence avec mon poing avant que tu prononces le premier mot de ton sortilège.

— Ha ! C’est ce que nous allons voir, rétorqua Javane. Car je possède un charme d’une merveilleuse brièveté.

Comme Etarr se ruait sur elle, elle formula son charme. Etarr s’arrêta net, ses bras retombèrent, il devint une créature passive, toute sa volonté drainée par la magie.

Mais Javane resta figée dans la même position, ses yeux gris fixes et vagues. Seule T’saïs était libre, car elle portait la rune de Pandelume qui renvoyait la magie contre celui qui la lançait.

Elle resta un moment stupéfaite dans la nuit sombre, tandis que les deux autres étaient plantés comme des somnambules devant elle. Elle courut enfin vers Etarr, le tira par le bras. Il tourna vers elle un regard terne.

— Etarr ! Qu’as-tu ?

Alors Etarr, privé de sa volonté, obligé de répondre à toutes les questions et d’obéir à tous les ordres, lui dit :

— La sorcière a prononcé un enchantement qui me laisse dépourvu de volonté. Je ne puis donc bouger ni parler sans que l’on me commande.

— Que puis-je faire ? Comment te sauver ? gémit la malheureuse T’saïs.

Si Etarr était sans volonté, sa pensée et sa passion demeuraient intactes, il pouvait lui donner les renseignements qu’elle demandait, mais rien de plus.

— Tu dois m’ordonner une action qui vaincra la sorcière.

— Mais comment pourrais-je connaître cette action ?

— Pose des questions, et je te répondrai.

— Alors ne vaudrait-il pas mieux que je t’ordonne d’agir comme ton cerveau le conseille ?

— Oui.

— Bien, fais cela ; agis en toutes circonstances comme agirait Etarr.

Ainsi, dans la nuit obscure, le sortilège de Javane fut circonvenu et annulé. Etarr redevint lui-même et se conduisit selon sa propre volonté. Il s’approcha de Javane pétrifiée.

— Maintenant me crains-tu, sorcière ?

— Oui, je te crains certainement.

— Est-il vrai que le visage que tu m’as volé n’est plus que poussière noire ?

— Ta figure est dans la noire poussière d’un démon explosé.

Les yeux bleus regardaient fixement Javane par les fentes de la cagoule.

— Comment pourrais-je récupérer mon visage ?

— Par une puissante magie, une plongée dans le passé ; maintenant ton visage appartient au passé. Il faut une magie plus forte que la mienne, une magie plus forte que celle que possèdent tous les sorciers de la Terre et des mondes démoniaques. Je n’en connais que deux qui soient assez forts pour faire un moule du passé. L’un s’appelle Pandelume, il vit dans le pays aux mille couleurs…

— Embelyon, murmura T’saïs.

— … mais le sortilège permettant de voyager vers ce pays a était oublié. Et puis il en est un autre, qui n’est pas sorcier, qui ne connaît pas la magie. Pour retrouver ton visage, tu devras rechercher un de ces deux-là.

Ayant répondu à la question d’Etarr, Javane se tut.

— Qui est le second ? demanda-t-il.

— Je ne connais pas son nom. Très loin dans le passé, loin au-delà de toute pensée, dit la légende, une race de justes habitait une terre à l’est des Monts Maurenron, au-delà du pays du Mur Tombant, au bord d’une mer immense. Ils avaient construit une ville de tours et coupoles de verre, et y vivaient heureux. Ce peuple n’avait pas de dieu et, un jour, il éprouva le besoin d’en avoir un qu’il pourrait adorer. Alors ces hommes construisirent un somptueux temple d’or, de verre et de granit, aussi large que la rivière Scaum quand elle traverse la vallée des Tombeaux Sculptés et aussi long, et plus haut que les arbres du nord. Et cette race d’honnêtes gens s’assembla dans le temple et lança vers le ciel une puissante prière, une invocation adoratrice ; alors, dit la légende, un dieu forgé par la volonté de ce peuple fut créé, et il portait ses attributs, c’était une divinité de justice.

« La ville finit par s’écrouler, le temple devint décombres et ruines, le peuple disparut. Mais le dieu demeure, attaché à jamais au lieu où son peuple l’adorait. Et ce dieu possède un pouvoir dépassant toute magie. À celui qui l’affronte, de par sa volonté justice est rendue. Et que le mal prenne garde, car ceux qui affrontent le dieu ne trouveront pas un soupçon de miséricorde. Par conséquent rares sont ceux qui osent se présenter devant ce dieu.

— Et c’est devant ce dieu que nous irons, déclara Etarr avec une sombre satisfaction. Tous les trois, et tous trois nous affronterons la justice.

Ils retournèrent à travers la lande vers la petite maison d’Etarr, et il chercha dans ses livres les moyens de les transporter vers l’ancien site. En vain ; il ne possédait pas une telle magie. Il se tourna vers Javane.

— Connais-tu le sortilège qui nous transportera vers cet ancien dieu ?

— Oui.

— Quelle est cette magie ?

— J’appellerai trois créatures ailées de la Montagne de Fer et elles nous y emmèneront.

Etarr examina attentivement la pâle figure de Javane.

— Quelle récompense exigent-elles ?

— Elles tuent ceux qu’elles transportent.

— Ah, sorcière ! s’exclama Etarr. Même avec ta volonté bridée et tes réponses véridiques malgré toi, tu parviens à nous faire du mal !

Il se dressa, toisant la maléfique créature aux cheveux flamboyants et aux lèvres humide.

— Comment pourrons-nous approcher du dieu sans être attaqués ou molestés ?

— Tu dois placer les créatures ailées sous une obligation.

— Convoque ces choses, ordonna Etarr, et place-les sous l’obligation ; et lie-les avec toute la sorcellerie que tu connais.

Javane appela les créatures ; elles arrivèrent sur leurs grandes ailes de cuir. Elle les lia par un pacte de sécurité, et elles gémirent et piaffèrent de dépit.

Ils montèrent tous trois, et les créatures les transportèrent rapidement dans la nuit qui sentait déjà le matin.

Vers l’est, toujours vers l’est. L’aube vint, et le sombre soleil rouge apparut lentement dans le ciel noir. Ils survolèrent les monts Maurenron ; ils laissèrent derrière eux le pays du Mur Tombant. Au sud s’étendaient les déserts d’Almerie, et le lit d’une antique mer envahi par la jungle ; au nord, les forêts sauvages.

Tout le jour ils volèrent, au-dessus des terres arides, des rochers croulants, d’une autre vaste chaîne de montagnes, et au couchant ils descendirent lentement vers un paysage verdoyant.

Devant eux une mer étincelait. Les créatures ailées se posèrent sur le sable, et Javane les lia d’un charme d’immobilité.

La plage, les bois derrière eux, tout était dépourvu de la moindre trace de la merveilleuse ville du passé. Mais à une centaine de toises au large émergeaient quelques colonnes brisées.

— La mer est venue, murmura Etarr. La ville a été engloutie.

Il entra dans l’eau. La mer était calme et peu profonde. T’saïs et Javane le suivirent. De l’eau jusqu’à la taille, le crépuscule recouvrant la terre, ils passèrent entre les colonnes tronquées de l’ancien temple.

Une présence y planait, paisible, surnaturelle, d’une volonté et d’un pouvoir illimités.

Etarr s’arrêta au centre du temple.

— Dieu du passé ! cria-t-il. Je ne sais quel était ton nom sinon je t’invoquerais par ce nom. Nous venons tous trois d’un lointain pays de l’ouest pour obtenir justice de toi. Si tu entends et consens à rendre à chacun de nous ce qui est dû, manifeste-toi !

Une voix basse et sifflante s’éleva :

— Je t’entends et je rendrai à chacun son dû.

Et chacun eut la vision d’un être doré à six bras, à la figure ronde et calme, assis impassible dans la nef d’un monstrueux temple.

— J’ai été volé de ma figure, dit Etarr. Si tu m’en juges digne, rends-moi le visage que je portais autrefois.

Le dieu de la vision étendit ses six bras.

— J’ai sondé ton esprit. Justice sera rendue. Tu peux ôter ta cagoule.

Lentement, Etarr se dépouilla de son masque. Il porta une main à son visage. C’était le sien. T’saïs le contemplait, médusée.

— Etarr ! souffla-t-elle. Mon cerveau est entier ! Je vois… Je vois le monde !

— À chacun qui vient, justice est rendue, déclara la voix sifflante.

Ils entendirent un gémissement. Ils se retournèrent et regardèrent Javane. Où était le ravissant visage, la bouche couleur de fraise, la peau nacrée ?

Son nez était une chose blanche triple, grouillante, sa bouche une tache putride. Elle avait des bajoues marbrées et un front noir saillant. Il ne restait de Javane que les longs cheveux roux cascadant sur les épaules.

— À chacun qui vient, justice est rendue, répéta la voix, et la vision du temple se dissipa.

De nouveau l’eau fraîche de la mer crépusculaire clapotait autour d’eux, et les colonnes brisées se dressaient dans le ciel obscur.

Lentement, ils revinrent vers les créatures ailées.

Etarr se tourna vers Javane.

— Pars, ordonna-t-il. Retourne dans ton repaire. Quand le soleil se couchera demain, délivre-toi du sortilège. Ne tente jamais plus de nous inquiéter, car je possède une magie qui m’avertira et te réduira en cendres si tu t’approches.

Sans un mot, Javane enfourcha sa sombre créature et s’envola dans la nuit.

Etarr contempla T’saïs et la prit par la main. Elle leva vers lui son blanc visage et dans ses yeux brillait tant de joie fiévreuse qu’ils semblaient flamboyer. Il se pencha et l’embrassa sur le front, puis ensemble, la main dans la main, ils allèrent reprendre leurs impatientes créatures ailées et retournèrent en Ascolais.